Société: L’affaire Aamron entre liberté d’expression et dictature de l’engagement

La liberté d’expression est l’un des piliers fondamentaux de l’État de droit et de la démocratie, dans les sociétés contemporaines,  . Cette liberté  permet à chaque citoyen, qu’il soit artiste, influenceur ou simple individu, d’exprimer ses opinions, de critiquer le pouvoir et de participer au débat public. Un bel exercice qui semble aujourd’hui fragilisée par un phénomène nouveau : la pression sociale d’engagement imposée par des influenceurs, blogeurs, artistes et internautes, notamment dans l’espace numérique.

L’affaire Aamron, du nom de ce rappeur togolais TCHALA Essowè Narcisse arrêté le 26 mai 2025 à Lomé pour des propos critiques et  déplacés envers le Président du Conseil, le qualifiant publiquement sur le réseau social Tiktok d’incapable et d’incompétent, a révélé une nouvelle forme de contrainte. Celle classique et exercée par les autorités publiques, et l’autre  plus insidieuse, exercée par des influenceurs et activistes numériques exigeant une prise de position immédiate, au nom d’un engagement jugé moralement impératif.

Dès lors, toute absence de réaction est perçue comme une forme de complicité ou de lâcheté. On assiste à une mutation de la liberté d’expression: de liberté conquise, elle tend à devenir obligation sociale.

Les limites de la liberté d’expression encadrée par le Code pénal togolais

Le Code pénal togolais, à travers ses articles 301 qui reprime l’offense publique à l’autorité publique et les articles 290, 298 qui sanctionnent l’injure, la diffamation, l’incitation à la haine, vient encadré les limites de cette liberté, notamment lorsqu’elle porte atteinte à la dignité, à la sécurité publique ou à l’ordre établi.

Mais dans quelle mesure la liberté d’expression des artistes, influenceurs et citoyens peut-elle cohabiter avec les nouvelles formes de pression sociale d’engagement? L’opinion publique, les réseaux sociaux, les communautés virtuelles et les leaders d’opinion numériques peuvent-ils dicter les contours du débat légitime? Et surtout, que dit le droit togolais et comparé sur la possibilité de se taire sans être sanctionné?

Le droit à l’expression et au silence: une garantie juridique fondamentale

Si le droit à l’expression et de se taire est une garantie fondamentale assurer par des textes nationaux et internationaux (A), il faut relever que ce droit est encadré au Togo par le code de procédure pénal (B)

 Une liberté consacrée par les textes nationaux et internationaux

La Constitution togolaise du 6 Mai 2024, garantit à chaque citoyen le droit à la liberté d’opinion, de pensée et d’expression. Elle dispose en ces termes: “La libre communication des pensées est garantie par la loi; chacun peut s’exprimer et diffuser librement son opinion par la parole, par l’écrit, par l’image et s’informer sans entraves aux sources accessibles au public” (art 5 de l’annexe portant de la déclaration solennelle des droits et devoirs fondamentaux des personnes et des citoyens).

Cette disposition est confortée par les textes internationaux tels que la Déclaration universelle des droits de l’Homme (art. 19) et la Charte africaine des droits de l’Homme et des peuples (art. 9). Comme le rappellent les Professeurs AYEWOUADAN et AGBOKA dans leur article (“l’activité d’influenceur saisie par le droit togolais” 2023, p. 286), ce droit inclut aussi bien la parole que le silence.

En droit européen, la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH, affaire Thomas c. Luxembourg, 2001) reconnaît que la liberté d’expression comprend le droit de ne pas s’exprimer. Cette dimension est essentielle dans un contexte de polarisation où l’abstention de parole est interprétée comme une prise de position implicite.

Somme toute, il est évident d’affirmer que la liberté d’expression ou de silence est un droit garantit. Toutefois, ce droit reste encadré.

 Les limites légales de la liberté d’expression: encadrement par le droit pénal

La liberté d’expression n’est pas absolue. Le Code pénal et le Code de procédure pénale togolais encadrent strictement les propos qui peuvent constituer des infractions: la diffamation, l’injure, l’apologie de crimes, ou encore l’incitation à la haine. En effet, l’article301 du Code pénal togolais de 2015 réprime l’offense publique au Chef de l’État tandis que les articles 290 et 298 sanctionnent respectivement la diffamation et l’injure publique. L’article 301 du code précité dispose clairement que, « Constitue une offense le manque d’égard au Chef de l’État, au Chef du Gouvernement, au Président de l’Assemblée Nationale, au Président du sénat, aux membres du Gouvernement, aux membres du parlement et aux Présidents des Institutions de la République prévues par la Constitution».

Dans le cas Aamron, les autorités ont invoqué ces textes pour justifier son arrestation. Toutefois, la critique politique, même acerbe, relève de la liberté d’opinion tant qu’elle ne trouble pas l’ordre public ni ne constitue une infraction pénalement répréhensible.

La dictature de l’engagement et les dérives de l’influence numérique

Les réseaux sociaux constituent aujourd’hui un lieu de jugement en méconnaissance des textes où la liberté d’expression fait face à une dictature d’opinion et de prise de position(A) dont il urge un encadrement juridique et éthique de cette influence (B).

 Influenceurs, réseaux sociaux et nouvelles formes de contrainte sociale

Les réseaux sociaux sont devenus un espace central de débat. Mais ils sont aussi le lieu d’une nouvelle forme de violence symbolique: celle qui consiste à imposer un devoir d’opinion. Les influenceurs, souvent dépourvus de formation juridique ou déontologique, imposent un discours dominant au nom de la justice sociale. Ceux qui ne s’alignent pas sont accusés, stigmatisés, voire menacés de boycott. En effet, depuis l’affaire Aamron, plusieurs influenceurs, artistes et internautes par leurs écrits, les lives tiktok ménacent d’autres artistes et influenceurs de prendre la parole publiquement afin d’apporter leur soutien à l’artiste Aamron faute de quoi, ils seront boycotter par le public. Les tenant de ce dictat sur les réseaux sociaux soutiennent la thèse selon laquelle le silence des autres artistes et influenceurs apparente à un soutien aux autorités étatiques.

Cette logique rejoint celle de la “cancel culture” observée dans les pays occidentaux (Girard-Gaymard, 2020), où le silence devient suspect, et où chaque figure publique est sommée de se définir politiquement. Les Professeurs AYEWOUADAN et AGBOKA parlent dans leur article (“l’activité d’influenceur saisie par le droit togolais” 2023, p. 288) à ce titre de l’émergence d’une “normativité sociale différée du droit”, d’où l’urgence d’un encadrement juridique.

 L’urgence d’un encadrement juridique et éthique du pouvoir d’influence

Le droit togolais n’a pas encore défini de statut juridique pour l’influenceur. Toutefois, le droit comparé offre des pistes. En France, la loi n°2020-1266 encadre les enfants influenceurs. Une réflexion sur un statut juridique adapté aux influenceurs togolais permettrait de définir leurs responsabilités en matière de discours, de vérification des faits et de respect de la liberté d’autrui.

En outre, des programmes d’éducation aux médias et à la citoyenneté numérique sont essentiels pour préserver la pluralité des expressions et encourager une culture du débat apaisé, loin de la coercition morale.

La liberté d’expression implique le droit de parler comme celui de se taire. L’affaire Aamron est révélatrice d’un basculement: celui d’une société où l’on n’exige plus seulement la parole, mais une parole conforme. Nous assistons à une forme de censure de la foule numérique qui constitue aujourd’hui un danger pour notre vivre ensemble.

Il appartient à l’État d’assurer les fondements de la démocratie: la pluralité des opinions, la liberté de conscience, et le respect du silence comme acte légitime. Le vivre-ensemble suppose la liberté d’exister autrement, même en silence.

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